Aurell Martin,
Le chevalier lettré. Savoir et conduite de l’aristocratie aux 12ème et 13ème siècles.
Fayard, 2011. 539 p.
Une fois de plus, le professeur Martin Aurell, membre de l’Institut Universitaire de France, professeur à l’Université de Poitiers (Centre d’Etudes de Culture et de civilisation médiévales) nous livre ici un ouvrage au contenu très riche car documenté à un nombre considérable de sources.
Travail d’historien certes mais également d’anthropologue de la culture et qui n’est pas sans éclairer notre présent…
Sans jamais sacrifier à la rigueur que nous lui connaissons bien, Martin Aurell nous donne là une véritable leçon de civilisation médiévale dans un parcours aussi agréable qu’érudit convoquant sources historiques proprement dites, littérature, récits, iconographie, peintures murales, dans une perspective qui fera également le bonheur des sociologues et anthropologues soucieux de comparaisons trans historiques.
La Renaissance intellectuelle du 12ème siècle (en fait la véritable Re naissance) laquelle s’est poursuivie jusqu’à la fin du Moyen Age constitue la toile de fond de l’ouvrage quand, à partir de 1100 émerge la culture livresque de la classe qu’il décrit liée elle-même « à l’essor scolastique, à la croissance des villes, au renforcement des pouvoirs publics à la vitalité des échanges commerciaux et à l’amélioration des conditions de vie ouvrant l’instruction à un nombre plus élevé d’individus » (p 259).
Première leçon de cet ouvrage que ce renversement des perspectives, hors des catégories convenues et c’est tout le talent de l’auteur que d’en rendre compte à partir de l’exemple de la classe aristocratique et qu’il rapporte au déplacement des relations existantes entre les pouvoirs respectifs de l’Eglise et de la Noblesse entre clercs et chevaliers, mutation qu’il n’hésite pas à qualifier de révolutionnaire dans l’histoire de l’Occident, signe également de la translation culturelle qui s’opère là entre Orient et Occident.
Plusieurs exemples (parmi nombre d’autres dans un ouvrage qui ne compte pas moins de 50 pages de titres de sources et références bibliographiques), en donneront un aperçu.
L’Education médiévale d’abord est là magnifiquement campée, véritable traité d’histoire de l’Education, qui nous décrit l’éducation des futurs guerriers et de toute la noblesse en même temps qu’il nous introduit aux canons de l’enseignement et de l’université médiévale qui se fait jour à cette époque. Chevalerie est désormais compatible avec clergie et après avoir reçu les premiers rudiments de lecture et d’écriture dans sa maison forte, parfois auprès du père de famille, ou dans le gynécée du château, auprès de précepteurs, le jeune noble peut fréquenter les lieux d’enseignement que sont les monastères par contrat passé entre moines et seigneurs ou dans des écoles annexes confiées à un moine ou à des clercs séculiers Les chanoines réguliers s’occupent également souvent d’éducation dans les petits bourgs. Mais souligne l’auteur ce sont les écoles paroissiales qui l’emportent en nombre sur les monastères ou les écoles canoniales.
Près des cathédrales en ville, les écoles canoniales organisent pour les clercs les cours du trivium et du quadrivium, enseignement que se diversifie avec l’introduction des savoirs de médecine, d’économie, de politique e de physique comme sur la montagne Ste Geneviève à Paris. Cette diffusion des savoirs contribuera à élever le niveau culturel aristocratique tandis que les Universités après 12oo tendent à acquérir leur autonomie
On retrouve dans ces descriptions avec bonheur quelques figures connues, celle du docteur angélique Bernard de Clairvaux, d’abord élève d’une modeste école canoniale, porte parole de la vieille culture monastique mais dont la promotion de l’Ordre du Temple sera un exemple de compatibilité entre vie religieuse et vie guerrière ?
Eclairage également sur le parcours de Pierre Abélard, moine pédagogue qui continue d’enseigner après avoir pris l’habit ce qui indique une évolution dans les hiérarchies des comportements existants. Malgré la désapprobation, il ira jusqu’à fonder sa propre école à en vivre !
Son épouse « la très sage Héloïse » dont les correspondances révèlent la brillance rhétorique et la maîtrise des cursus latin, d’abord éduquée au couvent d’Argenteuil puis par son oncle le chanoine Fulbert qui confiera son éducation à Pierre Abélard, est un autre bon exemple de l’érudition féminine de son temps .
Martin Aurell près de ces personnages réels, montre également en puisant dans la littérature du temps et notamment la littérature arthurienne des 12e et 13e siècles la relation que les princesses, telle Yseut, entretiennent aux lettres.
Comme la princesse anglo-normande Marie de France, première écrivaine en langue française et auteur de quatre ouvrages, les dames érudites jouissent de fait d’un vrai pouvoir dans une société dominée par les hommes. Leur autorité tient de leur « auctorialité » et qui sera également le cas de « trobairitz » occitanes.
Martin Aurell ne manque pas non plus de souligner la culture de la reine Aliénor d’Aquitaine, créatrice d’un véritable entourage littéraire et elle-même très adonnée aux lectures comme en témoigne son tombeau.
Les lieux de la diffusion culturelle sont également décrits avec une précision quasi ethnographique : entre la capella des clercs (récits religieux psaumes, liturgies), l’aula (salle commune où les jongleurs viennent chanter récits courtois et héroïques, diffuser les exploits d’Arthur et de ses chevaliers) du château seigneurial où se tiennent les veillées et la camera (chambre des dames où l’on entend chansons de toile, reverdies pastorales voire chansons de mal mariées, et où s’exécutent les canons de la fin’amor) s’opère certes la diffusion des oeuvres de la culture spécialisée selon les lieux mais où les différentes catégories entrent en contact et où se manifeste au sen propre la courtoisie médiévale . Martin Aurell va même jusqu’à poser la question de la supériorité d’un savoir féminin tout en concluant que l’examen approfondi des situations ne peut établir une telle partition de la « littéracie » par sexe.
Il sait à ce niveau nous indiquer avec précision la fonction de cette culture tout en nous en indiquant les codes dominants et les courroies de transmission « quand la fiction est exutoire aux cabales curiales et quand à la fête la convivialité transfère souvent la rancune en connivence » et quand le public du château est la caisse de résonance qui renvoie clercs pauvres chevaliers et jongleurs à l’écho de leur œuvre, cette ritualisation des comportements littéraires fais là œuvre de civilisation et bouleverse parfois en les inversant les quant à soi socioculturels.
Sur ces scènes dont on voit qu’elles sont multiples se jouent aussi comme le montre l’auteur la relation entre culture savante et culture populaire, dont il sait nous indiquer que les oppositions tranchées sont loin d’être aussi évidentes que l’on a bien voulu l’écrire.
Pour lui, en effet, aux 12ème et 13ème siècles, « l’oralité à l’état chimiquement pur n’existe pas ». Si le livre – en nombre encore restreint- tend à se répandre dans la société de l’époque via les scriptoria des monastères mais également les bibliothèques nobles, la proportion d’individus analphabètes reste important et la voix est encore le vecteur majeur de la divulgation aux publics des œuvres écrites ou dans les prises de parole de jongleurs dans les assemblées curiales.
C’est vrai du livre de fiction lu à haute voix, comme de l’enseignement universitaires où le ma^pitre lit et commente les œuvres et où les étudiants apprennent à argumenter grâce à la disputatio dont nous avons hérité aujourd’hui dans nos séminaires universitaires et la soutenance des thèses.
Pour autant le glissement qui s’opère entre oralité et littérature est favorisé par la diffusion des langues vernaculaires (romanes), les anglo normands y tiennent la première place pour des raisons de politique appliquée aux îles britanniques ? S’opère ainsi le passage du latin au roman alors que le vocabulaire de l’époque délimite les champs sémantiques entre el clerc lettré (latiniste) et le laïc vulgaire ou idiot et illettré.
Dans ce contexte, la diglossie des chevaliers lettrés est pour eux un avantage dans al maîtrise des systèmes de communication.
De même certains abbés auront à cœur de « translater » les textes sacrés ou religieux pour l’édification de ceux « qui n’ont pas de clergie », la fréquentation des lettre contribuant à adoucir la brutalité en favorisant l’érudition au sens étymologique extrait de la rusticité, de la rudesse, et la culture livresque cristallise à cette époque une rencontre intellectuelle entre plusieurs types d’intérêt. Ainsi le clerc mettant le savoir à portée des laïcs va participer de la moralisation de la vie publique de l’adoucissement des mœurs.
A son secours, la rhétorique apprend aux rois les lois de la modération, et contribue à réguler les mœurs.
Et ceci pose bien le problème qui se fait jour de la relation de l’individu à l’institution ecclésiale quand « à cette époque cette dialectique entre le personnel et le collectif évolue dans deux sens en apparence contradictoire », question moderne s’il en est déjà évoquée ici, découverte de l’intériorité quand la noblesse devient elle-même fille du savoir, quand la qualité nobiliaire « s’enracine non pas dans le corps mais dans l’âme ».
Si la clergie encourage, par cette voie, une certaine forme de méritocratie de la classe dominante, elle n’ira toutefois pas jusqu’à estomper sa suprématie Toutefois ce processus de civilisation irriguera la noblesse du fait de la diffusion –auquel contribue la littérature arthurienne- des modèles d’héroïsme et de sainteté désormais très liés ( cf. La couronne et l’auréole de Catalina Girbea).
Elle n’abolit pas pour autant les clivages qui demeureront encore longtemps et que le pouvoir royal dans sa montée vers l’absolutisme aura à cœur d’encourager.
C’est tout l’intérêt de ce beau travail si complet et qui, à l’image de sa matière, ne sacrifie rien à la complexité du sujet traité sachant en montrer les processus, et en développant, d’une manière très éclairante pour tout lecteur, en s’appuyant sur une myriade d’exemples pris dans tout l’Occident, le contexte spirituel, politique, social et culturel.
Georges Bertin.
CNAM des Pays de la Loire.